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2016.09.22

La réponse d'une "féministe historique"

Nadine Plateau

 

Je suis ce que certain-e-s appellent une «féministe historique», activement engagée dans le mouvement des femmes depuis les années 70. J’ai manifesté, avec d’autres féministes, pour la dépénalisation de l’avortement, contre toutes les formes de violences à l‘égard des femmes. J’ai combattu, avec d’autres féministes, les mesures et projets de mesures qui pénalisent les femmes dans leur vie privée ou publique (le statut de co-habitant-e par exemple qui pénalise toujours une écrasante majorité de femmes). J’ai travaillé et continue de travailler, avec d’autres féministes, pour que la question de l’égalité des femmes et des hommes devienne la préoccupation de l’ensemble de la société et ne soit pas réduite à un «problème de femmes» et pour que la lutte contre les discriminations sexistes s’articule avec celle qui vise toutes les autres formes de discrimination qu’elles reposent sur le milieu social, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

 

C’est donc en tant que féministe que j’ai reçu votre lettre ouverte et que votre appel m’a touchée. Quand dans les années 70, nous nous rebellions contre les rôles traditionnels qui nous étaient dévolus (nous ne voulions pas être seulement des mères), contre les images stéréotypées de la féminité (nous ne voulions pas seulement plaire), nous refusions comme vous d’être «assignées à une identité fantasmée». Nous voulions comme vous décider de notre «propre chemin de vie». Nous découvrions que nous avions été jusque là davantage les objets que les sujets d’un discours parce que des hommes (pas tous) savaient pour nous, à la fois qui nous étions et ce qui était bon pour nous.


Aujourd’hui vous prenez la parole pour nous dire qu’il n’y a pas qu’un seul féminisme et que la libération des femmes peut emprunter diverses voies car nous savons  que l’islam accompagne certaines d’entre vous dans leur volonté d’émancipation. En vous entendant, je pense au féminisme que nous appelions «mouvement des femmes», c’est-à-dire non pas une doctrine, ni une plate-forme encore moins un programme figé une fois pour toutes, mais un agir plus préoccupé de décider concrètement comment résoudre les problèmes immédiats que d’imaginer une société idéale. Un mouvement qui se fait au fur et à mesure avec celles qui s’en revendiquent, à partir de leurs expériences et de leurs savoirs. Les nouvelles venues nous enjoignent à poser de nouvelles questions, à imaginer de nouvelles formes de lutte car il nous faut trouver un terrain commun pour combattre aussi bien l’écart salarial entre les femmes et les hommes, le plafond de verre ou la double journée de travail que la discrimination à l’embauche, dans l’accès au logement ou à l’école pour les femmes issues de l’immigration et en particulier pour celles qui portent le foulard. Voilà la tâche qui attend les féministes du XXIème siècle : repenser le féminisme dans la conjoncture nouvelle d’un monde globalisé, d’une société multiculturelle, d’une crise économique et financière sans précédent et de rapports de pouvoir qui n’opposent plus seulement les hommes et les femmes mais aussi les femmes entre elles puisque certaines assument la charge ménagère pour d’autres qui désormais font carrière.

 

Vous nous demandez d’être vos allié-e-s dans le combat «contre les injustices et les inégalités en tous genres» qui est le vôtre, un combat qui selon moi nous concerne toutes et tous en tant que citoyen-ne-s dans une société démocratique.

Vous souhaitez que nous ayons envie de vous rencontrer et il me revient à l’esprit cette affirmation de Françoise Collin, la philosophe féministe qui avait créé les Cahiers du Grif: «l’acte premier et toujours indispensable aujourd’hui du féminisme», est «la constitution d’espaces d’interpellation - de dialogue - et de confrontation où il est fait crédit à l’autre (dans l’accord ou le désaccord)». L’espace évoqué ici est la condition même de la rencontre : un espace où des personnes d’horizons différents qui se réclament d’un même élan contre l’injustice se rencontrent et peuvent exprimer leurs divergences parce que chacune respecte l’autre et lui fait confiance. S’il faut choisir, je dirais qu’à la méfiance je préfère la générosité, et à l’exclusion le dialogue.

Une telle rencontre peut être le creuset d’un agir solidaire et transformateur mais elle comporte aussi un risque de déstabilisation quand la parole de l’autre nous interloque, nous ébranle dans nos certitudes. Alors soit nous nous replions comme sous l’effet d’une menace, nous nous raidissons même (il faut défendre nos valeurs, nos acquis), soit nous accueillons cette fragilité nouvelle et acceptons d’être altérée par l’autre.

 

Pour avoir vécu ces espaces de rencontres non institutionnalisés avec des féministes musulmanes, des femmes engagées, je sais à quel point nos échanges et nos rencontres m’ont affectée. Avant de les entendre, en 89, j’écrivais mon soutien à celles qui ne portent pas le voile, en 95 j’intitulais un texte d’humeur «Fichons la paix à ce fichu et occupons-nous d’égalité» car j’en avais ras le bol du débat sur le foulard et trouvais que nous perdions notre temps. Maintenant, je ne pense plus qu’il faut ficher la paix au fichu mais que cette question est devenue une question politique. Si j’ai changé ma manière de penser et d’agir, c’est à cause de nos rencontres dans le creuset des circonstances.

 

Ne me traitez pas de naïve, de rêveuse, ou d’inconsciente des menaces qui pèsent sur nous à cause de criminels agissant au nom de l’islam. Ne pensez pas que je veuille occulter les vrais problèmes qui se posent à l’école, même si je pense que l’interdiction du foulard ne peut que rassurer momentanément celles et ceux dont l’autorité et la légitimité a été remise en cause sans apporter de réelle solution aux risques d’endoctrinement des jeunes. Ni que je minimise les problèmes dans le monde du travail, même si je plaide pour une neutralité inclusive. Simplement je n’arrive pas à concevoir à partir de mon féminisme pourquoi j’imposerais à d’autres femmes une vision, un idéal, un objectif alors que le féminisme s’est construit en luttant contre les contraintes.

 

La question du voile s’est imposée à nous, il n’y a plus moyen d’y échapper. Elle nous a précipitées dans le bruit et la fureur, dans l’incompréhension, la division, l’angoisse même. Mais, et c’est ma conviction profonde et mon espoir aussi, elle nous contraint à changer et à innover. Notre diversité, nos divergences pourraient alors bien être la source de solutions nouvelles et originales aux problèmes auxquels nous sommes confrontées. 

 

D'autres réactions de soutien à la lettre ouverte des «citoyennes, féministes et musulmanes» :

 

Saisir la main tendue

sur le blog d'Irène Kaufer

 

Nadia Geerts crache dans la main tendue des féministes musulmanes

sur le blog de Nadine Rosa-Rosso

(Ce texte répond à une lettre de Nadia Geerts publiée sur son blog.)

 

Lire aussi : 

 

Nous voulons l'émancipation

des femmes, pas leur exclusion

(La Libre Belgique, 13 septembre 2013)

Elisabeth Cohen, Ouardia Derriche, Irène Kaufer, Nadine Plateau, Gratia Pungu

 

Foulard : la grande peur

de la gauche francophone

(La Libre Belgique, 21 septembre 2013)

Henri Goldman

 

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