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2016.05.19

RTBF : assez d'amalgames !

Malae Ben Azzuz, Şeyma Gelen, Irène Kaufer

 

À l’heure où la menace terroriste demeure omniprésente dans les esprits règne au cœur d’une Europe blessée dans sa chair un véritable climat de suspicion envers des personnes engagées de confession musulmane. Ces dernières affrontent quotidiennement une atmosphère malsaine, entretenue par des images médiatiques hautement dépréciatives. Alors que de nombreux individus et associations musulmanes se sont exprimé-e-s pour condamner les actes terroristes du 22 mars, des personnalités issues du monde associatif, soucieuses de démocratie, sont diabolisées par des amalgames inacceptables.

 

À cet égard, l'émission de la RTBF1 « Devoir d’enquête » du 11 mai, consacrée aux Frères musulmans, nous interpelle sur plusieurs points et soulève bien des réserves.

 

Nous ne mettons en cause ni le thème de l'émission, ni les personnes interrogées, dignes d'être entendues quel que soit le point de vue qu'elles défendent. Ce qui pose problème, c'est le traitement de l'information.

 

D’entrée de jeu, le ton est donné : une musique inquiétante et des images mentales renvoyant à un danger d’invasion imminent... Frémissez donc, car voici l’ordre nouveau d’une minorité radicale en Belgique ! Toute l'émission est construite dans le but de prouver qu’une confrérie secrète, ayant pour objectif d’islamiser notre société par tous les moyens, noyaute les milieux musulmans, quelles que soient les prises de position de ces milieux. Plus particulièrement, par des rapprochements et des associations acrobatiques, elle s'en prend à des citoyen-ne-s pour leur prêter des allégeances et des complicités dissimulées.

 

Cette mise en scène déplorable n’a malheureusement pour effet que d'entretenir une islamophobie déjà bien présente et de renforcer le jeu des extrêmes. Le sort de la Belgique, de l’Europe, du monde tout entier, semble désormais menacé par une « vague islamiste » venant d'une minorité, selon les dires même de l'émission, mais qui disposerait de larges « complicités » plus ou moins volontaires.

 

Dans ce type de journalisme avide de sensationnalisme, aucune place n'est laissée à ces acteurs et actrices engagé-e-s dans des combats pour davantage de libertés et de droits. Nos médias devraient pourtant être des outils d'information et de sensibilisation à la citoyenneté, et non des outils de construction de préjugés susceptibles d'augmenter les tensions sociales et de mettre à mal une cohésion sociale fragilisée. Comment parvenir à faire société si un sentiment d'insécurité et une peur s'installent parmi nous? Nous vous appelons au sens de la responsabilité et au respect des principes d'éthique et de déontologie du journalisme.



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2015.11.22

Actiris : une victoire du droit et de la dignité

Malae Ben Azzuz, Fabienne Brion, Mustapha Chairi, Hajib El Hajjaji, Farah El Heilani, Seyma Gelen, Henri Goldman, Amir Haberkorn, Malika Hamidi, Khaddija Haourigui, Irène Kaufer, Marc Jacquemain, Younous Lamghari, Nadine Plateau, Farida Tahar, Philippe Van Parijs, Jacques Weerts, Saïd Zayou 

 

 

Actiris, c’est l’office de placement de la Région bruxelloise. Cette administration joue un rôle indispensable dans une ville qui connaît un important taux de chômage, celui-ci frappant tout particulièrement les personnes issues de l’immigration. Parmi celles-ci, un groupe fait l’objet de discriminations particulières : les femmes musulmanes qui portent le foulard. Elles se heurtent aux préjugés racistes traditionnels – quand elles sont arabes, turques ou africaines – doublés d’un préjugé islamophobe lié à leur identité religieuse visible. Ces discriminations viennent s’ajouter au handicap qui pèse sur toutes les femmes en matière d’embauche, de salaire et de promotion.


Actiris s’est engagé à promouvoir « une politique de diversité et de non-discrimination, aussi bien au sein de sa propre institution qu’auprès des chercheurs d’emploi ». On aurait pu s’attendre à ce que cette administration, à maints égards exemplaire, mette un point d’honneur à combattre une discrimination particulièrement aigüe, en commençant par montrer l’exemple. Or, le 25 avril 2013, un nouvel article était inséré dans son règlement de travail stipulant notamment que « durant leurs prestations, les membres du personnel d’Actiris n’affichent leurs préférences religieuses, politiques ou philosophiques ni dans leurs tenues vestimentaires ni dans leur comportement ». Personne n’était dupe de l’objectif visé par cet ajout.

En conséquence de quoi trois employées d’Actiris furent informées qu’elles n’étaient plus autorisées à porter le foulard dans l’entreprise, sous peine de licenciement. Aucune de ces trois femmes n’était en contact avec le public dans le cadre de son travail. Aucune n’avait fait l’objet d’un signalement négatif. Et une des trois avait été engagée avec son foulard près de vingt ans auparavant sans que personne ne s’en soit jamais plaint jusque là.

L’affaire fut portée devant le Tribunal du travail de Bruxelles qui, ce 19 novembre, vient de rendre son jugement : la partie contestée du règlement de travail a été cassée parce qu’elle entraîne une « discrimination indirecte », en contradiction avec une ordonnance bruxelloise « visant à promouvoir la diversité et à lutter contre la discrimination dans la fonction publique bruxelloise ».

Le règlement de travail d’Actiris qui vient d’être cassé est loin d’être un cas unique, même si sa dimension symbolique, vu la nature de cette institution, n’échappe à personne. Depuis une quinzaine d’années, de très nombreuses administrations publiques, dont la plupart des communes, se sont dotées de tels règlements, prolongeant la légitime exigence d’une impartialité des actes des fonctionnaires par une exigence de « neutralité vestimentaire » qui heurte de front les libertés individuelles. Dans de très nombreux endroits, de tels règlements ont été pris par l’autorité sans concertation avec les délégué-e-s du personnel, comme la loi l’impose pourtant.

Ce ne fut pas le cas d’Actiris. Cette administration respecte scrupuleusement en son sein les règles de la concertation sociale. La modification du règlement d’ordre intérieur a fait l’objet d’une délibération au sein du comité de concertation de base – l’équivalent du conseil d’entreprise dans les services publics. Elle été votée à l’unanimité, c’est-à-dire avec l’accord de toutes les organisations syndicales. Cette unanimité avait été rendue possible par le ralliement de la CSC, réticente jusqu’alors. Ce qui rend cette volte-face particulièrement amère, c’est que les trois femmes visées par le nouveau règlement étaient précisément syndiquées à la CSC. Leur syndicat venait de prendre une position qui débouchait sur le licenciement de trois de ses affiliées.

 

Ce fut un électrochoc. Le Vlaams Belang félicita bruyamment la CSC d’avoir combattu l’islamisme dans le secteur public. Ce « soutien » fut intolérable à la direction du syndicat chrétien qui se fendit alors d’un communiqué prenant le contrepied complet des pratiques d’exclusion dont le règlement de travail d’Actiris témoignait. Lors de son dernier congrès, ce syndicat – le premier du pays en nombre d’affiliés – se dota de « lignes de force », s’engageant, entre autres, « à s'opposer à chaque interdiction des symboles religieux ou idéologiques ou à l'imposition de certaines consignes vestimentaires; les exceptions peuvent être discutées dans le cadre du règlement de travail s'il y a une justification objective et raisonnable » (ligne de force 59).

Cette prise de position – dont on peut espérer qu’elle fera école auprès d’autres syndicats –, ainsi que la décision du Tribunal du travail à propos d’Actiris, est de nature à donner un coup d’arrêt à la mécanique qui, de proche en proche, était en train de refouler tout une partie de notre population dans les marges de l’activité sociale et économique. Dans toutes les administrations publiques qui disposent de tels règlements, il s’agira d’abord d’imposer les règles de concertation qui font souvent défaut, et ensuite de reconsidérer les pratiques discriminatoires à la lumière de cette décision de Justice qui devrait faire jurisprudence.

Les événements dramatiques de Paris rendent encore plus nécessaire d’inverser la tendance en matière de reconnaissance de la liberté religieuse. On parle partout d’assécher le terreau sur lequel le radicalisme a pu se développer. Ce terreau est fait d’humiliations et d’exclusions, et ce sont les femmes musulmanes qui en sont les premières victimes. Or, il n’y a pas d’intégration possible sans respect de la dignité des personnes dont on feint de déplorer la mauvaise intégration. Comme l’écrivait Amin Maalouf (Les identités meurtrières, 1998), « pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute ».

 

 

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2015.01.31

Marcher “ensemble contre la haine” : et après ?

Henri Goldman

© FARIDA TAHAR

 

Mercredi 7 janvier : attentat contre Charlie Hebdo. Sidération générale. Le soir même, neuf associations actives sur le terrain de la lutte contre les discriminations – dont Tayush – signent ensemble un communiqué (voir ci-dessous) qui déclare notamment : « Aucune cause n’est servie par un tel massacre. Pire : toute cause qui serait invoquée pour le justifier serait salie aux yeux du monde. Quelles que soient les prétentions des assassins, nous n’avons rien en commun avec les idéologies qui prescrivent de régler les tensions sociales à coup de mitraillette. La lutte pour un monde plus juste est inséparable du plus grand respect pour la vie humaine. »

 

Dans les heures qui suivent, des petits rassemblements sont annoncés dans tous les coins de Belgique. Mais tout le monde attend une initiative fédératrice. Des personnes issues de ces associations et d’organisations syndicales ainsi que des Français de Belgique seront à la base d’un appel, bien répercuté par les médias. Le dimanche 11 janvier, la marche rassemblera plus de 20 000 personnes dans les rues de Bruxelles derrière deux calicots : « Ensemble contre la haine » et « Freedom of speech ».
 

Telle qu’elle s’est déroulée, cette marche tomba à pic. Dès le jeudi 8, la première émotion passée, il n’aura pas fallu 24 heures pour que, derrière l’horreur suscitée par un attentat criminel, la façade se fissure pour laisser passer des discours revanchards mal ciblés. Pour certains, « Je suis Charlie » signifiait beaucoup plus que la manifestation d’une solidarité à l’égard de journalistes victimes de leur liberté de parole. Ils exigeaient un accord de fond avec tout ce que ces journalistes avaient pu dire et dessiner. Ceux et celles qui souhaitaient se manifester de façon « voltairienne » – « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez vous exprimer » – furent vite désignés comme les complices moraux des assassins qui n’avaient aucun droit à s’exprimer dans ces circonstances. D’autres, tout en réprouvant l’attentat, s’étaient senti insultés dans leur dignité par l’ironie cinglante de Charlie à l’égard des musulmans. Ils résistaient à l’injonction d’une émotion obligatoire, invoquant le « deux poids deux mesures » ou la « liberté d’expression à géométrie variable ». Une véritable rupture du « vivre-ensemble » semblait se préparer.


La suite des événements confirma cette crainte. Deux jours après l’attentat contre Charlie, un second attentat, antisémite celui-là, fit quatre morts. Quatre personnes assassinées parce que juives dans un supermarché kasher. En même temps, plus de cent agressions ou menaces islamophobes furent relevées en France et ailleurs en Europe : agressions de femmes voilées, dégradations de bâtiments, incendies, tags racistes, et même des tirs à balles réelles et des grenades lancées sur des mosquées.

 

C’était peut-être là le véritable objectif des criminels en semant la terreur et en s’en prenant à nos libertés fondamentales : creuser un fossé infranchissable au sein de la population, et plus particulièrement entre citoyens juifs et musulmans pour isoler ces derniers et pouvoir plus facilement les mobiliser derrière leur projet mortifère. Car c’était bien la haine qui avait été semée par les assassins et qui alimentait déjà une désespérante concurrence des exactions et des victimes.

 

Voilà pourquoi nous sommes heureux d’avoir défilé « ensemble contre la haine ». Et que, derrière le calicot qui reprenait ce message, en première ligne, on ait vu une militante musulmane marcher entre Philippe Geluck et l’ambassadeur de France ainsi que, côte à côte, l’ambassadrice de Palestine et une pacifiste juive belge bien connue. Le symbole d’une société fière de ses valeurs, mais aussi de son ouverture et de sa diversité.

 

Il s'agit maintenant de transformer cette émotion en force positive. Faire converger toutes les énergies de la société civile, des autorités politiques, du monde de la culture, de l’enseignement, des médias pour faire barrage à la haine qui monte, et notamment à l’antisémitisme, à l’islamophobie et à tous les racismes. Il ne suffira pas de prendre des mesures policières ou d’inculquer un catéchisme civique dans les écoles. Il faudra aussi résister à la tentation d’entrer en guerre contre une partie de notre propre jeunesse. C’est à un travail de fond sur notre société qu'il faudra s’atteler pour la rendre résolument inclusive, y traquer les discriminations et plonger au cœur des inégalités sociales qui sont le terreau des dérives radicales. 

 

 

Le premier rang de la manifestation du 11 janvier à Bruxelles.
De gauche à droite : Farida Tahar (Tayush, CCIB), Bernard Valero (ambasssadeur de France), Myriam Gérard (CSC), Hatim Kaghat (photographe), Philip Cordery (député des Français de Belgique), François Ryckmans (Association des journalistes professionnels), Leïla Shahid (ambassadrice de Palestine), Simone Süsskind (militante pacifiste juive)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2015.01.07

Attentat contre Charlie Hebdo : une réaction


Nos associations, dont la raison d’être est la lutte contre les discriminations et pour une société inclusive respectueuse des différences, sont atterrées par le crime sanglant perpétré aujourd’hui à Paris contre la rédaction de Charlie Hebdo. Nous nous inclinons devant les victimes et pleurons avec leurs proches. 


Aucune cause n’est servie par un tel massacre. Pire : toute cause qui serait invoquée pour le justifier serait salie aux yeux du monde. Quelles que soient les prétentions des assassins, nous n’avons rien en commun avec les idéologies qui prescrivent de régler les tensions sociales à coup de mitraillette.


La lutte pour un monde plus juste est inséparable du plus grand respect pour la vie humaine. Nous ne l’oublions jamais.

Association belge des professionnels musulmans (ABPM)

Arab Women's Solidarity Association – Belgium (Awsa)

Carrefour interculturel et intergénérationnel (C2I)
Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB)

El Kalima – Centre chrétien pour les relations avec l'islam

Empowerment Belgian Muslims (Embem)
European Network Against Racism (Enar)

Le Monde des Possibles

Mouvement chrétien pour la paix (MCP)
Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax)
Pax Christi Wallonie-Bruxelles
Tayush
Toutes égales au travail et à l’école (Tête)
Union des progressistes juifs de Belgique (UPJB)

 

 

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2014.11.20

Signes religieux : relance des discriminations ?

Fabienne Brion, Mustapha Chairi, Elizabeth Cohen, Denis Desbonnet, Mathias El Berhoumi, Hajib El Hajjaji, Tamimount Essaidi, Marie Fontaine, Seyma Gelen, Henri Goldman, François Haenecour, Khaddija Haourigui, Marc Jacquemain, Irène Kaufer, Maxime Lambrecht, Younous Lamghari, Paul Löwenthal, Nadine Plateau, Kitty Roggeman, Michel Staszewski, Farida Tahar, Corinne Torrekens, Philippe Van Parijs, Saïd Zayou, Fatima Zibouh

 

 

C’est reparti : en annonçant sa volonté d’interdire par voie législative les « signes ostentatoires reflétant une conviction personnelle » pour les fonctionnaires fédéraux en contact direct avec le public, le gouvernement fédéral prend la responsabilité de relancer une guérilla misérable contre un groupe particulier de la population. Ne tournons pas autour du pot : sont principalement visées les femmes musulmanes qui portent le foulard.

 

Bien sûr, on peut aussi voir le versant positif de cette annonce. En voulant étendre à la fonction publique fédérale le « dresscode » qui fonctionne depuis 2007 dans la Ville d’Anvers, le gouvernement renonce à une interdiction généralisée. Les fonctionnaires qui travaillent en « back office » ne seront pas concernées par la nouvelle législation, ce qui est une manière de reconnaître que leur foulard ne pose aucun problème. Cette proposition va donc beaucoup moins loin que la règle en vigueur dans la plupart des administrations communales et des institutions publiques, où les règlements d’ordre intérieur comportent une clause de « neutralité » qui s’applique à la totalité du personnel. Par rapport à ce qui se pratique dans ces communes, souvent dirigées par des partis politiques de l’opposition, la mesure annoncée par le gouvernement fédéral semble finalement plutôt modérée.

 

Mais cette maigre satisfaction ne change rien au fond : une telle mesure est à la fois inapplicable, inappropriée et profondément discriminatoire.

 

Inapplicable : presque chaque mot de la formulation proposée soulève des problèmes juridiques insolubles. À partir de quelle taille un « signe convictionnel » est-il considéré comme ostentatoire ? Comment savoir, sans s’immiscer dans l’intimité des personnes, que tel attribut vestimentaire est « convictionnel » et pas simplement traditionnel voire esthétique ? Croiser quelqu’un dans un couloir, est-ce un contact « direct » ? Et, puisqu’il s’agit paraît-il de rassurer le public sur la neutralité des services fédéraux, comment celui-ci pourra-t-il savoir qu’il a affaire à une fonctionnaire (seule visée par la proposition), une contractuelle, une intérimaire ou la préposée d’un sous-traitant opérant dans les locaux de l’administration ?

 

Inappropriée : il s’agit donc de faire en sorte que « les services de l’administration fédérale aux citoyens soient neutres et qu’ils soient perçus comme tels ». Que les services soient « neutres », c’est-à-dire, on le suppose, conformes à l’exigence d’égalité de traitement, c’est un principe de base du service public et il n’y a nul besoin de légiférer à nouveau pour l’exiger. Mais « perçus comme tels » ? Par qui ? Peut-on ériger en règle de droit les préjugés de tel ou tel citoyen à l’égard de tel autre ? En quoi une guichetière qui porte un foulard serait-elle susceptible de rendre un service moins « neutre » que sa voisine qui n’en porte pas mais vote pour le Vlaams Belang ? Les fonctionnaires sont des êtres humains, ils ont des sentiments et des opinions. Mais en prêtant serment, ils se sont engagés à traiter les administrés de façon équitable. S’ils ne le faisaient pas, ils s’exposent à être sanctionnés. C’est bien la preuve que seuls les actes posés peuvent être qualifiés de « neutres ». La « neutralité » de l’apparence des êtres humains ne garantit absolument rien.

 

Profondément discriminatoire : on peut parler de discrimination quand une mesure d’apparence générale vise en fait un groupe particulier de la population à l’exclusion de tous les autres. Ici, les seules victimes potentielles de la mesure proposée appartiennent au groupe des « musulmanes visibles ». Curieusement, les « musulmans visibles » qui portent la barbe ne sont jamais inquiétés. Cette différence de traitement particulièrement hypocrite renvoie à l’arbitraire de ce genre d’interdiction : il est impossible de distinguer « objectivement » une barbe musulmane – donc religieuse – d’une barbe gauloise – donc profane. Tandis que le foulard est décrété religieux dans tous les cas.

 

Comme d’autres femmes, les femmes musulmanes suivent un chemin d’émancipation qui n’est pas une promenade de santé. Elles sont nombreuses à faire des études et à refuser d’être réduites aux rôles de mère et d’épouse. Celles qui s’engagent dans la fonction publique posent un geste de confiance dans nos institutions. Si elles désirent garder leur foulard, par fidélité à leurs racines ou pour toute autre raison, personne n’a le droit de leur faire la leçon à ce propos.

 

Bien sûr, tout le monde n’est pas obligé de comprendre pourquoi elles s’accrochent à ce bout de tissu. Qu’il nous suffise d’acter que cela ne les empêche ni d’être pleinement citoyennes dans une société sécularisée, ni, quand elles sont fonctionnaires, de remplir leur charge de manière aussi « neutre » que possible. Ne faut-il pas plutôt les encourager à participer, à égalité, à l’édification d’une fonction publique qui soit à l’image de la population ? En mettant le doigt dans un processus de discrimination légale, le nouveau gouvernement offre un merveilleux argument à ceux qui prônent le repli communautaire. Contre ce repli, bâtir une société inclusive ouverte à la diversité est le seul véritable antidote.

 

 

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2014.07.31

Solidarité avec Gaza : des dérapages ?*

Elisabeth Cohen, Hajib El Hajjaji, Farah El Heilani, Tamimount Essaidi, Sharon Geczynski, Henri Goldman, Younous Lamghari, Michel Staszewski, Khaled Sor, Farida Tahar, Henri Wajnblum, Gérard Weissenstein, Saïd Zayou, Fatima Zibouh, Farida Zouj

 

 

Capturé sur Internet, le dessin montre une manifestation pacifique qui appelle à la fin des massacres, dénonce les crimes d’Israël et fustige la passivité européenne. À quelques mètres de là, un monsieur très excité a grimpé sur une voiture qu’il défonce à coup de hache. Et toutes les caméras sont braquées sur lui, tandis qu’elles tournent le dos à la manifestation.

 

Résumé parfait de la dérive actuelle du système médiatique : le moindre incident, si marginal soit-il, est monté en épingle. Plus : il est parfois même guetté dans l’espoir de faire le « buzz » et de l’imposer en boucle comme un fait majeur. Et, évidemment, cette focalisation morbide des caméras suscite des vocations auprès de quelques hurluberlus que ça excite de faire parler d’eux en transgressant des interdits. Le piège se referme.

 

Ce qui est particulièrement grave ici, c’est que cette dérive entre en parfaite résonance avec un discours politique qui cherche à tout prix à détourner l’attention des massacres de Gaza. Un discours pour qui les manifestations de solidarité avec les Gazaouis seraient par nature suspectes d’antisémitisme. Le plus petit dérapage fait farine au moulin. En France, on a allègrement franchi le pas, puisque des incidents périphériques complaisamment gonflés ont servi d’alibi à des interdictions de manifester. C’est comme si on fermait les compétitions sportives au public sous prétexte qu’il pourrait y avoir quelques hooligans dans un coin du stade. Et tant pis pour les milliers de supporters pacifiques assimilés aux casseurs…

 

Ce dimanche 27 juillet, avec des milliers d’autres, nous avons marché à Bruxellespour faire savoir aux Gazaouis qu’ils ne sont pas seuls. Les organisateurs étaient les mêmes que le 11 janvier 2009 quand nous avions marché contre l’opération « plomb durci ». Les principaux slogans étaient aussi les mêmes, car rien n’a malheureusement changé depuis cinq ans. Mais les organisateurs proposent et les manifestants disposent. En 2009, de nombreux panneaux « non officiels » mettaient sur le même pied l’étoile de David – ce symbole juif qui se retrouve au milieu du drapeau israélien – et la croix gammée des nazis. Interpellé à l’époque, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme n’avait pas considéré l’affirmation de cette équivalence comme une manifestation d’antisémitisme. Mais, c’est vrai, elle a pu choquer. En 2014, aucun panneau de ce genre n’a pu être détecté. Comme si, au sein de la population musulmane particulièrement mobilisée, l’opinion avait muri et renonçait consciemment à tout amalgame entre la politique criminelle du gouvernement Netanyahou et les Juifs dans leur ensemble. C’est méritoire, tant la propagande israélienne, relayée par les institutions communautaires juives, voudrait faire accroire que les Juifs du monde entier sont par définition solidaires d’Israël jusque dans ses pires crimes, les exposant ainsi en première ligne à la réprobation que ceux-ci suscitent à juste titre.

 

Oui, des groupes de manifestants, minoritaires, ont tenu à mettre en avant leur identité musulmane. Où est le mal ? Oui, pour de nombreux « arabo-musulmans », l’islam est aussi une idéologie de résistance. Et c’est parce qu’il incarne cette résistance que le Hamas est populaire, pas pour sa charte ou son mode de gouvernance. En tant que femmes et hommes de gauche, cette incarnation de la résistance ne serait certainement pas notre premier choix. Mais nous nous interdisons de faire la leçon à un peuple opprimé qui s’est choisi cette direction. Surtout quand on voit l’absence totale de résultats obtenus par la ligne réputée plus conciliante de l’Autorité palestinienne.


Oui, il y a des fanatisés et des détraqués pathologiques partout. Il y a eu Mehdi Nemmouche et Mohamed Merah, comme il y a eu Anders Breivik et Hans Van Themsche [1]. Oui, on peut trouver des germes d’islamophobie au sein de la population européenne « de souche » comme on peut en trouver d’antisémitisme au sein de la population musulmane. Aucun groupe humain n’est vacciné contre l’une ou l’autre forme de racisme. Celui-ci devrait naturellement s’estomper dans le creuset de la société multiculturelle et des rapprochements qu’elle permet. Mais l’identification pavlovienne des uns et des autres avec « les siens » dans le conflit sanglant du Proche-Orient a ravivé de vieux préjugés.

 

Pour autant, il n’est pas question de mettre sur le même pied l’occupant et l’occupé,le crime industriel d’État et la résistance armée, étant entendu que les assassinats aveugles ne sont jamais acceptables. Juifs, Arabes ou musulmans, nous sommes attachés aux facettes singulières de notre identité, mais la quête de justice et l’attachement aux droits humains transcendent nos origines et nos appartenances. Ce qu’on nomme lapidairement la « cause palestinienne » doit être aujourd’hui la cause de l’humanité. C’est pour cela qu’elle nous tient à cœur et que nous manifestons pour elle.

 

[1] Respectivement auteur présumé de la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, auteur de la tuerie antisémite de Toulouse en 2012, auteur en 2011 du massacre de 69 personnes sur l’île d’Utoya (Norvège) par haine des musulmans, auteur de deux meurtres à caractère raciste à Anvers en 2006.

 

* Ce texte a été rédigé à l'initiative de membres de Tayush. Toutefois, tous les signataires n'en sont pas membres.

 

 

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2012.11.22

Lettre ouverte aux associations membres 

de la plateforme de lutte contre le racisme

 

Chères amies, chers amis

 

Nous avons appris par la voie d’une dépêche Belga datée du 1er octobre 2012 que « la nouvelle plateforme francophone de lutte contre le racisme », initiée par la ministre Fadila Laanan, disposait désormais d’une note cadre pour baliser son action future. Nous aurions volontiers participé à son élaboration, mais notre demande de participation n’ayant pas été retenue, nous n’avons pas d’autre choix que de nous prononcer publiquement à ce propos. Une des raisons d’être de la création de Tayush il y a deux ans est précisément la difficulté de la société civile à s’ériger en antidote efficace face aux nouvelles formes de racisme et de discriminations qui se manifestent dans la société. Refonder l’antiracisme sur de nouvelles bases est en effet indispensable.

 

Voici quelques idées-force sur lesquelles, selon Tayush, ce nouvel antiracisme devrait s’appuyer.

 

1| L’antiracisme n’est pas réductible aux luttes sociales. Les discriminations et le racisme augmentent en même temps que les inégalités sociales qui, surtout en période de crise, aiguisent la concurrence entre les divers groupes de la population. Mais il ne suffit pas que ces inégalités reculent pour que le racisme disparaisse par effet dérivé. L’expérience de l’humiliation et du mépris qui est le quotidien de nombreuses personnes issues de l’immigration justifie une révolte légitime qui doit pouvoir s’exprimer sans être subordonnée à un ordre de priorités sous prétexte de primauté du socio-économique. S’il est bien sûr indispensable que tous les mouvements sociaux intègrent la préoccupation antiraciste, les féministes nous ont appris que l’émancipation sociale ne débouchait pas mécaniquement sur l’éradication du sexisme. Sans une action autonome des femmes, celui-ci n’aurait jamais reculé.

 

2| Reconnaître les minorités. Le racisme est « systémique » : il vise des groupes entiers et les assigne à des places subalternes dans tous les domaines de la vie sociale où ils sont l’objet de traitements inégalitaires. Ce racisme n’est pas uniquement motivé par la haine, l’intolérance ou le rejet de l’autre et ce n’est pas seulement avec un discours moral sur la promotion du « vivre ensemble » qu’on pourra le combattre. En accord avec le rapport de la Commission du dialogue interculturel (2005) et celui des Assises de l’interculturalité (2010), en phase avec le mouvement antiraciste flamand, nous considérons ces groupes comme des minorités ethno-culturelles qui doivent pouvoir être reconnues comme telles. Ce sont ces minorités qui sont discriminées, et non de simples individus. Si tous les démocrates sont concernés par la lutte antiraciste, celles-ci le sont au premier chef.

 

3| Pour un antiracisme de convergence. Historiquement, l’antiracisme s’est construit à partir de secteurs progressistes de la société belge. Cela ne suffit plus. Aujourd’hui, les personnes issues de l’immigration ont accédé à la pleine citoyenneté et se constituent en acteurs collectifs de leur propre émancipation. Ces deux démarches doivent pouvoir converger dans un cadre commun, sans que la seconde ne soit subordonnée à la première. Pour cela, il est indispensable de dépasser la structuration associative pilarisée traditionnelle qui caractérise encore trop souvent le monde de l’éducation permanente alors qu’elle ne constitue pas un cadre légitime pour la plupart des personnes concernées.

 

4| Nommer l’islamophobie. À côté de l’antisémitisme qui mute sous l’impact d’un conflit israélo-palestinien mal transposé, des formes particulières de racisme se développent : racisme anti-rom, racisme anti-noir et, surtout, depuis le 11 septembre 2001, islamophobie. Plus grave : les discriminations dont les musulman-e-s sont aujourd’hui victimes sont également le fait d’autorités publiques comme l’a montré le rapport qu’Amnesty International y a consacré (23 avril 2012). Aujourd’hui, l’islamophobie est le phénomène contemporain de type raciste le plus inquiétant, au point de virer à la paranoïa collective s’appuyant sur une parole raciste libérée. Elle doit pouvoir être nommée et combattue comme telle.

 

Tayush réaffirme sa disponibilité pour approfondir toute démarche qui fera droit à ces préoccupations.

 

Lettre envoyée le 22 novembre à Thierry Jacques et Sylvie Pinchart, coprésident-e-s de la Plateforme.

 

 

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2011.09.19

Mettre fin aux discriminations religieuses

dans l'enseignement supérieur

Elizabeth Cohen, Mohssin El Ghabri, Henri Goldman, Mireille-Tsheusi Robert et Michel Staszewski

 

 

C’est la rentrée. Attendons-nous à ce que les sempiternelles questions liées au port du foulard islamique  dans les écoles viennent à nouveau perturber la sérénité de ce moment crucial dans la vie scolaire.

 

La question est controversée, mais on avance. Il est désormais acquis qu’il faudra passer par un processus législatif afin d’unifier des pratiques – autorisations ou interdictions totales ou partielles – qui relèvent aujourd'hui de la seule responsabilité des pouvoirs organisateurs et des chefs d’établissements. Mais ce qui n’est pas controversé jusqu’à présent, c’est le type d'établissements scolaires concernés : si une interdiction de port de signes religieux devait intervenir, elle se limiterait à l’enseignement obligatoire. Pas question de l’étendre à l’enseignement des adultes. En France, la loi du 15 mars 2004 a interdit le port de signes religieux à l’école. Cette loi exclut clairement l’enseignement supérieur de son champ d’application. Mise en place par le président Chirac, la Commission Stasi, qui avait préconisé le vote d’une telle loi, précisait bien dans son rapport que “la situation de l’université, bien que faisant partie intégrante du service public de l’éducation, est tout à fait différente de celle de l’école. Y étudient des personnes majeures. L’université doit être ouverte sur le monde. Il n’est donc pas question d'empêcher que les étudiants puissent y exprimer leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques.” Cette restriction s’étend bien évidemment à tout l’enseignement supérieur.

 

À quelques dérapages près, il semble qu’en France cette limitation soit respectée. Qu’en est-il dans l’enseignement francophone en Belgique ? Si l’on excepte des injonctions locales dans quelques laboratoires et pour certains stages, les universités semblent suivre le même chemin, sans doute autant pour des raisons de principe que pour ne pas se trouver handicapées dans la concurrence internationale. Mais dans les hautes écoles, c'est l’inverse. Profitant du vide juridique existant, de très nombreux établissements ont adopté des règlements d’ordre intérieur interdisant le port de signes religieux par leurs élèves qui sont pourtant des personnes majeures.

 

À Bruxelles, la Haute école Lucia de Brouckère (Cocof) stipule dans son règlement qu’“il est interdit de se présenter en portant des insignes, des bijoux ou des vêtements qui affichent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse”. À la Haute école Paul-Henri Spaak (Communauté française), l’étudiant “ne portera aucun signe distinctif philosophique, religieux et/ou politique tant à lintérieur de la Haute Ecole que lors d'activités extérieures ”. Pour la Haute école libre de Bruxelles Ilya Prigogine (libre non confessionnel), “tout signe extérieur ostensible d’appartenance philosophique ou religieuse lors des activités d’enseignement est interdit”. Dans son “code de bonne conduite”, la Haute école Francisco Ferrer (Ville de Bruxelles) indique : “Il est interdit de se présenter en portant des insignes, des bijoux ou des vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse.”. À la Haute école provinciale du Hainaut-Condorcet, un règlement voté unanimement par le Conseil provincial stipule que “dans la Haute école, les étudiants n'exhibent aucun signe distinctif porteur de valeurs à caractère xénophobe, philosophique ou religieux ”. À la Haute école de la Ville de Liège, “le port de tous signes spécifiques de convictions religieuses, philosophiques ou politiques ostentatoires est interdit”. À la Haute école de Bruxelles (Communauté française), on a du mal à suivre. La catégorie “pédagogique” interdit les signes religieux avec une argumentation qui semble cohérente : “Puisque la catégorie pédagogique forme des enseignants (…) qui auront eux-mêmes souvent l’obligation de respecter ce principe de neutralité, les étudiants (…) fréquentant la catégorie pédagogique sont tenus dès à présent de s’abstenir de toute manifestation et/ou extériorisation d’appartenances philosophique, politique ou religieuse. [1]” Mais alors, comment justifier le règlement des catégories “économique et technique” du même établissement : “Les étudiants n'oublieront pas qu’ils sont dans une école et que la tenue vestimentaire doit être adaptée en conséquence : couvre-chefs, tenues négligées, marques ostentatoires de convictions philosophiques notamment n'ont pas leur place à l'école” ?

 

Heureusement, ce n’est pas une règle générale. Certains règlements relient les restrictions vestimentaires aux “exigences des activités d’enseignement (natation, laboratoire)”, comme la Haute école de la Province de Liège, ce qui est de bon sens. D’autres délimitent clairement le champ de l’interdiction, comme la Haute école de la Province de Namur où “les accessoires vestimentaires qui ne permettent pas l'identification de la personne sont interdits.”  Enfin, nous n’avons trouvé aucun établissement du réseau libre catholique qui pratique ce genre d’interdit, comme si celui-ci était le corollaire d’une affirmation laïque dévoyée. C'est donc de ce côté-là qu’il est impératif d’inverser la tendance.

 

Les pouvoirs organisateurs concernés doivent absolument se ressaisir et mettre fin à des discriminations qui, s’agissant de l’enseignement supérieur, frappent des personnes majeures, donc entièrement responsables d’elles-mêmes. En défense de ces discriminations qui ne peuvent s'appuyer sur aucun dispositif légal, on a parfois recours à un argument confondant de cynisme : puisque de toute façon “ces femmes” ne trouveront pas d’emploi si elles s’obstinent à ne pas retirer leur foulard, autant quelles s’y habituent déjà pendant leurs études. Tout ça “pour leur bien”, naturellement.

 

 

[1] Argumentation cohérente mais contestable. Rien ne permet d'affirmer que ces “étudiants” (qui sont principalement des étudiantes) exerceront leur profession dans des établissements de l’enseignement public, ni même que ceux-ci soient tenus par une conception restrictive de la “neutralité” qui n'est pas tranchée à ce jour.

 

 

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2011.03.27

Le paradoxe d'HEMA : exclure pour mieux intégrer ?

Michael Privot, Irène Kaufer, Farida Tahar et Stéphane Jonlet

 

 

Une fois n'est pas coutume, le foulard est revenu à l’avant de la scène, non pas dans l'enseignement mais dans l’entreprise, avec la décision d'un magasin de la chaîne HEMA de rompre le contrat d’une employée portant le foulard, suite aux plaintes de quelques clients.

 

L’évènement paraît anodin : une femme portant le foulard est priée de l’abandonner aux portes de son lieu de travail au risque de perdre son emploi. Elle refuse au nom du droit constitutionnel fondamental de tout individu de manifester ses convictions en privé comme en public, puis est licenciée au nom du “droit coutumier” du client-roi. Que faire ? De toute évidence, il faudrait appliquer le principe juridique le plus élevé en pareilles circonstances. Mais, vu que l’objet du litige est un foulard, le bon sens s’évanouit et l'employeur – un magasin de la chaîne HEMA – enfreint la loi en cédant devant les souhaits discriminatoires de ses clients. 

 

Plus interpellante, l'attitude de Randstad, son employeur direct, qui n’infirme pas la décision alors que, par ailleurs, il s’enorgueillit d'appliquer un code sectoriel volontaire de bonne conduite en matière de lutte contre les discriminations. En clair, si un client demande à une agence Randstad de “filtrer” la main d’oeuvre qu’elle lui envoie selon des critères non pertinents (genre, ethnicité), celle-ci est tenue d'informer son client que cela est illégal et de tenter de le faire changer d'avis. Si le client s’obstine, l'agence se doit de refuser de traiter avec lui.

 

Cependant, ce code ne sert la plupart du temps qu’à décorer les murs des agences, comme Randstad nous le démontre brillamment. Bien que la discrimination sur base des convictions religieuses soit rigoureusement interdite par la loi depuis plus d’une décennie, un grand nombre d'entreprises font systématiquement primer leur intérêt économique sur l’éthique. Cela démontre une fois de plus que, pour progresser vers une réelle égalité des chances, on ne peut compter sur une hypothétique autorégulation des entreprises ; les autorités publiques doivent leur imposer des limites claires.

 

Plus alarmant encore, cette affaire ouvre une double brèche dans les fondations mêmes du droit à l’égalité de toutes et tous. La première, c’est que le débat sur le foulard envahit maintenant la sphère privée avec des conséquences potentiellement incalculables pour l’accès au marché du travail des personnes issues de minorités ethniques, culturelles ou religieuses. Au-delà de la légitimité ou non de la prise en compte de l’apparence d’un fonctionnaire dans l’exercice d’une fonction d'autorité, la fermeture de l’emploi privé que laisse augurer la récente décision d’HEMA et de Randstad s’annonce catastrophique. En effet, nombre d’individus compétents et motivés, de toutes convictions ou horizons culturels confondus, vont se retrouver marginalisés car ne rentrant pas dans les standards étriqués d’un marché de l'emploi essentiellement blanc-bleu-belge.

 

Ce n'est pas en écartant du marché de l’emploi, pour des raisons non liées à leurs compétences, des segments importants de la population active que la Belgique parviendra à réaliser l’objectif européen pour 2020 de faire bénéficier d’un travail 75% de sa population active. Pire, l’exclusion de nombreux travailleurs qualifiés issus de minorités ethno-culturelles risque de gâcher pour longtemps leurs aspirations à contribuer au bien-être global de la société.

 

La seconde, c’est que si l’interdiction préventive du port du foulard par peur de remarques négatives de la part de clients ne date pas d'hier, elle ne fut jamais officialisée comme motif de rupture d’un contrat. Cet aplatissement sans précédent devant les désirs du client-roi est particulièrement interpellant ! Où va-t-on placer la limite ? Si, en suivant cette logique, un client fait des remarques sur un employé noir ou arabe, ou encore gay, de sexe féminin ou ayant un handicap visible… Absurde ! Vraiment ? Ayons conscience de ce qu’implique dans l’organisation sociale le regard intolérant des autres. Comment oser aujourd’hui renvoyer à la face des minorités leur manque d'intégration quand on leur ferme les portes de l'émancipation par le travail les unes après les autres ? C’est d’autant plus absurde que cette nouvelle offensive contre le foulard ne touche évidemment que les femmes, au nom d'une “émancipation” qu'on bloque en les privant de l’accès à l’emploi, donc à l’indépendance économique et la possibilité de faire librement leurs choix de vie !

 

La question est grave, car elle interroge en profondeur le modèle de société que nous essayons de bâtir ensemble. Et nous ne voulons pas d’une société qui manque de souffle, de vision, de courage et se racrapote sur elle-même. Se priver des ressources de la diversité, c’est se condamner au délitement à plus ou moins brève échéance. Les sociétés les plus dynamiques ont toujours été celles qui ont réuni leur diversité autour d’un projet commun et non celles qui ont extirpé de leur sein la différence. 

 

 

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2010.12.15 

Interculturalité : vers l'apaisement ?

Ouardia Derriche, Hajib El Hajjaji, Henri Goldman et Nadine Plateau

 

 

Interculturalité, intégration, multiculturalité, diversité, non-discrimination… Combien de mots n’ont-ils pas été utilisés pour évoquer un processus qui semble poser mille problèmes à la société : la simple reconnaissance d’un plein exercice des droits humains à toutes les personnes qui vivent et travaillent dans ce pays qui est aussi le leur, quelles que soient leurs cultures ou la couleur de leur peau. Ces droits intègrent la liberté de vivre en accord avec ses convictions. Une liberté qui pourrait être limitée dans les seuls cas où elle heurte la liberté d’autrui, blesse d’autres droits humains ou si elle met la sécurité publique en danger.

 

C’est pourquoi les personnes qui se sont réunies dans Tayush ont partagé un même point de vue dans les diverses querelles dites du « foulard islamique ». Qu’il s’agisse de l’école ou des services publics, à l’exception des cas avérés et répréhensibles de pression ou de prosélytisme agressif, nous ne voyons pas en quoi la liberté du port de signes religieux heurte la liberté d’autrui ou met la sécurité publique en danger. Ni d’ailleurs en quoi elle menace l’émancipation des femmes. Nous restons perplexes devant cette instrumentalisation du féminisme qui mène tant de personnalités à se préoccuper soudain des inégalités sexuées alors qu’elles n’ont jusque-là jamais manifesté le moindre intérêt pour cette question.

 

En revanche, nous voyons bien à quel point cette liberté heurte les préjugés. La vague d’hostilité qui se manifeste contre les manifestations visibles de l’islam pèse de plus en plus lourdement sur les personnes de confession musulmane. Il suffit de consulter les forums internet de la grande presse pour prendre la mesure de la haine qui s’y déverse à leur égard. Malheureusement, cette hostilité est relayée par certains courants démocratiques. Dans des pays comme l’Allemagne ou la Suisse, elle s’exprime au nom de l’identité chrétienne de l’Europe. En France ou en Belgique francophone, elle se manifeste surtout au nom de la laïcité. Il arrive même que ces deux discours fusionnent autour d’un refus partagé d’une religion “qui n’est pas de chez nous”. Confronté-e-s au racisme et à l’intolérance, massivement discriminé-e-s dans l’emploi et le logement, y compris pour celles et ceux qui disposent de qualifications, les musulman-e-s ne trouvent pas suffisamment de soutien au sein de la société d’accueil, malgré les trop rares initiatives qui travaillent à la mise en œuvre d’une culture civique partagée.

 

C’est dans un tel contexte qu’est rendu public le rapport final des Assises de l’interculturalité. Dès la publication, les oppositions se sont déchaînées, émanant de personnes qui l’avaient manifestement mal lu. Ainsi, les critiques s’en prennent à un “différentialisme culturel” imaginaire dont ce rapport ne fait nulle part l’apologie et pourfendent des “accommodements raisonnables” qu’il ne préconise même pas, se limitant à en recommander une étude plus approfondie. À l’opposé, peu de voix se sont élevées pour exprimer leur satisfaction. Et c’est normal. Les propositions que le rapport avance sous l’inspiration d’un universalisme ouvert ne suscitent pas l’adhésion d’emblée, car elles se présentent souvent sous la forme d’un compromis. Et les compromis déclenchent rarement l’enthousiasme.

 

Pourtant, sans s’attarder sur telle ou telle formule proposée, nous saluons dans la démarche qui a guidé ce rapport le souci de dénouer des tensions interculturelles qui s’exacerbent là où la reconnaissance des droits individuels pour les personnes issues de minorités bute sur le refus apparemment massif d’une opinion publique chauffée à blanc. Le rapport y revient à plusieurs reprises : “Il s’agit de proposer un point de vue qui soit jugé acceptable à la fois par une majorité de notre population et par les groupes les plus exposés à la discrimination et à la stigmatisation” . Pour Tayush, il est surtout indispensable que des signaux positifs clairs soient envoyés aux victimes de trop nombreuses discriminations. Ces personnes doivent pouvoir se sentir respectées par un État dont elles attendent la protection. Et pouvoir constater que leur volonté de participer pleinement à la société n’est pas systématiquement entravée par les réactions de repli d’une “majorité” abusant de son pouvoir.

 

Car la démocratie, ce n’est pas la tyrannie de la majorité. On a même pu affirmer – notamment dans un cadre institutionnel belge – que la démocratie se mesure d’abord aux droits et à la place qu’elle reconnaît à ses propres minorités. Quand il s’agit des droits fondamentaux, ceux d’une seule personne sont opposables à la société entière. Ici, la question des droits recoupe celle de l’organisation de la société. Nous avons conscience qu’il faudra sans doute passer par un compromis culturel “doublement acceptable” qui constituerait une sorte d’armistice sur le front de l’interculturalité. À partir de là, la société pourra avancer sans se crisper sur un seul objet – le foulard islamique – qui tourne à l’abcès de fixation et alimente des radicalisations en sens divers. 

 

Dans ce difficile débat, nous mettons deux principes en avant : la primauté des droits humains sur des considérations d’ordre public avancées souvent à la légère et l’adhésion à la laïcité politique comme condition de l’égal respect porté à toutes les convictions compatibles avec le cadre démocratique. Mais, surtout, nous voulons sortir d’un affrontement sans issue et c’est là tout l’intérêt du rapport final des Assises, lequel est beaucoup plus équilibré qu’on ne l’a prétendu. Celui-ci procède d’une indispensable démarche d’apaisement et commande, ne fût-ce que pour cette seule raison, une adhésion raisonnée. Cet apaisement est un objectif que tout le monde devrait partager.  

 

 

 Le rapport complet des Assises de l'interculturalité est téléchargeable en cliquant ici

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